lundi 23 mars 2009

Paul Valéry et l'étonnement

Entre la netteté de la vie et la simplicité de la mort, les rêves, les malaises, les extases, tous ces états à demi impossibles, qui introduisent, dirait-on, des valeurs approchées, des solutions irrationnelles ou transcendantes dans l'équation de la connaissance, placent d'étranges degrés, des variétés et des phases ineffables, – car il n'est point de noms pour des choses parmi lesquelles on est bien seul.
Nous portons en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique implacable de la durée ; ils ne résistent pas au fonctionnement complet de notre être : ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont des monstres pleins de leçons que ces monstres de l'entendement, et que ces états de passage, – espaces dans lesquels la continuité, la connexion, la mobilité connues sont altérées ; empires où la lumière est associée à la douleur ; champs de forces où les craintes et les désirs orientés nous assignent d'étranges circuits ; matière qui est faite de temps ; abîmes littéralement d'horreur, ou d'amour, ou de quiétude ; régions bizarrement soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens qui défient le mouvement ; sites perpétuels dans un éclair ; surfaces qui se creusent, conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos moindres intentions... On ne peut pas dire qu'ils sont réels ; on ne peut pas dire qu'ils ne le sont pas. Qui ne les a pas traversés ne connaît pas le prix de la lumière naturelle et du milieu le plus banal ; il ne connaît pas la véritable fragilité du monde, qui ne se rapporte pas à l'alternative de l'être et du non-être ; ce serait trop simple ! – L'étonnement, ce n'est pas que les choses soient ; c'est qu'elles soient telles, et non telles autres. La figure de ce monde fait partie d'une famille de figures dont nous possédons sans le savoir tous les éléments du groupe infini. C'est le secret des inventeurs.
Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, « Note et digression » (1919)

Lorsque notre conscience est altérée, lorsque nous sommes pris de fatigue, ou lorsque nous sommes encore plongés dans un état de demi-sommeil, à cheval entre le rêve et la réalité, on manifeste cet étonnement auquel Paul Valéry fait référence dans cet extrait. La réalité semble étrange ; le monde s'enquiert subitement d'un intérêt dont il était jusque-là dépourvu. On prend conscience que les choses auraient pu être bien différentes de ce qu'elles sont ; on se demande pourquoi elles sont ce qu'elles sont.

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